Demandez À Forstrong

La grande pénurie

Les pénuries et perturbations de la chaîne d’approvisionnement vont-elles faire dérailler la reprise économique mondiale?

26 octobre 2021

Points clés à retenir:

  •  Les chaînes d’approvisionnement mondiales connaissent un flux sans précédent. Mais beaucoup de gens retiennent les mauvaises leçons.

  • Les pénuries ont tranquillement déclenché une forte reprise mondiale des dépenses d’investissement des entreprises. C’est un des ingrédients clés qui manquaient dans la reprise d’après 2008 et qui joue un rôle crucial pour accroître la capacité de production et la productivité.

  • Dans un contexte de croissance et d’inflation plus élevées, plusieurs secteurs des marchés des capitaux mondiaux sont mûrs pour une réévaluation.

Le monde a été témoin, cette année, d’un étrange spectacle : la rareté de presque tout. On se serait crus dans un film : les voies de navigation étaient encombrées, la capacité énergétique était limitée et les puces électroniques étaient rationnées. Il s’agit certes d’un genre de drame qui nous était encore totalement inconnu. La décennie qui a suivi la crise financière mondiale de 2008 a été marquée par une offre excédentaire chronique accompagnée d’une demande insuffisante. Pourtant, la surabondance des années 2010 a cédé la place à un monde bien différent.

Bienvenue dans la nouvelle économie de pénurie. Les lecteurs se sont habitués à livrer ce combat. Les achats de routine se sont transformés en odyssées de plusieurs mois. Les délais de livraison précis sont désormais choses du passé. L’électroménager que vous voulez remplacer? Revenez en janvier. Nouveaux meubles? Essayez l’été prochain. Vous cherchez des ouvriers pour un projet de rénovation domiciliaire? Bonne chance. Vous voulez acheter un vélo à votre enfant pour Noël? Il serait peut-être plus facile de vous procurer un morceau de charbon pour fiston (quoique le charbon se fasse rare aussi).

Que penser de tout cela? La première question qu’on devrait se poser est pourquoi : pourquoi ces pénuries sont-elles si graves et touchent-elles tant de secteurs d’activité? Andrew Bailey, gouverneur de la Banque d’Angleterre, a récemment conclu que l’économie de pénurie n’est pas le résultat de quelques gros goulots d’étranglement. Il s’agit plutôt d’une confluence de facteurs. « Il n’y a pas de cause commune », dit-il catégoriquement. Puis, dans une tentative courageuse de résoudre l’énigme, M. Bailey a jeté ce pavé dans la mare : « Ce que nous devons faire, c’est nous concentrer sur les effets potentiels d’une deuxième série de pénuries… et les banques centrales doivent préserver leur optionalité ». Une traduction, qui n’a pas encore été publiée, résumerait ses propos à peu près comme ceci : « Nous ne savons pas vraiment ce qui se passe, mais nous admettons que les pressions inflationnistes durent plus longtemps que nous le pensions ».

Causes des Pénuries

Bien sûr, une grande partie des pénuries sont dues à une pandémie. On voit bien le déséquilibre du jeu de l’offre et de la demande : le monde vient d’assister à la plus forte augmentation de la demande depuis la Seconde Guerre mondiale, causée par la réouverture post-Covid, et au plus gros effondrement de l’offre jamais vu, causé par les mesures de confinement mises en place pour lutter contre la Covid. Ajoutez à cela d’autres facteurs évidents : des milliards de chèques envoyés aux consommateurs confinés (qui ont radicalement modifié leurs habitudes de dépenses), des ouvertures asynchrones dans tous les pays et, comme si ce n’était pas assez, quelque 11 000 milliards de dollars de mesures de relance gouvernementales. Pas étonnant que la chaîne de montage internationale, jusque-là ronronnante et fluide, ait été remplacée par une chaîne d’approvisionnement enchevêtrée et chaotique.

Cependant, des raisons plus complexes expliquent ce gâchis. Ce n’est plus l’économie des deux dernières décennies. C’est clairement autre chose, une rupture avec le fantasme ricardien d’un commerce sans friction, sans entraves et sans frontières, qui permettait aux entreprises d’optimiser leurs livraisons grâce à une gestion des stocks en mode « juste à temps ». Ce système a échoué le test de résistance à la pandémie. Sans surprise, les chaînes d’approvisionnement sans excédents hors exploitation sont fondamentalement fragiles. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un nouvel élément subversif : les chaînes d’approvisionnement militarisées, caractérisées par des interventions géopolitiques de plusieurs pays qui tentent d’obtenir des avantages concurrentiels (que ce soit en imposant des contraintes sur les semi-conducteurs ou les gazoducs).

De toute évidence, les chaînes d’approvisionnement mondiales connaissent des flux sans précédent. Mais beaucoup de gens retiennent les mauvaises leçons. Étant donné que les pénuries sont tellement visibles et politisées, nous sommes entrés dans la haute saison de la rhétorique fondée sur la désinformation et les perspectives rétrospectives.

Les Pénuries vont-elles se Résorber?

En observant la situation dans une perspective plus large, on a une bien meilleure vue d’ensemble. Le constat le plus méconnu est aussi le plus simple : les pénuries se résorbent, mais à des rythmes différents. Le prix du bois d’œuvre, qui a fluctué en montagnes russes, s’est effondré. Les prix des véhicules d’occasion sont plus raisonnables. Les semi-conducteurs, visiblement le nouveau « pétrole » de l’économie mondiale, et leur rareté, ont provoqué une vague d’investissements; la Chine injecte des sommes considérables et met à contribution une véritable armée de travailleurs pour tenter de résoudre le problème. Dans ce contexte, la rareté va vraisemblablement céder la place à une capacité excédentaire d’ici quelques années.

Qui plus est, les coûts de transport des biens dans le monde, bien qu’élevés, ont cessé de monter en flèche. Les cours des actions des entreprises d’expédition sont tous en baisse. Les arriérés commencent à se résorber et le trafic de conteneurs revient graduellement à la normale. Les données en temps réel indiquent que le pire est passé.

Or, s’il y a un gros angle mort, c’est bien celui-ci : l’incapacité à percevoir les contours d’un boom de productivité qui se profile à l’horizon. Une fois qu’on l’a vu, il est difficile de détourner le regard. Il est évident que le monde subit un changement majeur dans la manière de faire du commerce. Ce qui est moins évident, c’est que la pandémie nous a offert une rare occasion de relancer les économies les moins performantes. Les entreprises du monde entier ne s’affairent pas seulement à résoudre les problèmes de chaîne d’approvisionnement, mais investissent dans de nouvelles usines et dans de la machinerie comme elles ne l’ont pas fait depuis des décennies. À l’échelle mondiale, les dépenses d’investissement des entreprises vont augmenter de 13 % cette année et vont enregistrer une croissance dans toutes les régions et tous les grands secteurs d’activité (selon les données de S&P Global Ratings). Une reprise des dépenses d’investissement des entreprises est essentielle pour accroître la capacité de production et la productivité.

Prenons le cas d’IKEA. Même avant la pandémie, l’entreprise suédoise avait entamé sa plus grande transformation de ses 78 ans d’histoire : elle avait décidé (Dieu merci) de faire en sorte que les clients n’aient plus à aller chercher et à monter leurs meubles en remplaçant l’expérience d’achat par le cybercommerce assisté par la réalité virtuelle. Pourtant, Jesper Brodin, PDG d’Ingka, plus grand franchisé d’Ikea, a récemment déclaré au Financial Times que la pandémie « nous a donné une motivation sans précédent pour précipiter notre transformation ». L’entreprise a accéléré sa restructuration et les ventes de sa plateforme de cybercommerce explosent.

Bien sûr, IKEA n’est qu’un exemple. Mais il est représentatif d’un changement plus profond. Pour la croissance mondiale, l’ingrédient manquant des reprises du début des années 2000 et d’après 2008 a été des dépenses en immobilisations substantielles, la plupart des entreprises préférant les petits investissements en logiciels et en téléphones intelligents. Cela va certainement changer prochainement dans toutes les sphères d’activité.

Prenez la crise énergétique qui sévit actuellement. Après des années de sous-investissement des producteurs de combustibles fossiles, nul ne devrait s’étonner que les prix des énergies traditionnelles s’envolent. On a toujours su que la transition vers une économie à plus faibles émissions de carbone ne se ferait pas sans heurts. Les pénuries en Chine et dans l’UE illustrent bien la nécessité des combustibles fossiles, malgré les efforts mondiaux de décarbonisation. Il faudra des décennies pour que les énergies renouvelables puissent prendre le relais.

La crise actuelle ne fait qu’accélérer cette transformation. La course à l’élaboration d’un nouveau système énergétique exigera énormément de capitaux; il s’agit d’un projet d’une envergure comparable à la reconstruction de l’après-guerre, car les infrastructures, les réseaux de transport et les technologies nécessitent d’énormes dépenses en immobilisations. Les tensions géopolitiques sino-américaines renforcent cette tendance. L’expérience du Royaume-Uni et de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ainsi que la guerre froide américano-soviétique, démontrent que les grandes rivalités stimulent des investissements massifs en technologie, science et autres innovations. Aujourd’hui, les sources d’énergie alternatives sont au centre des préoccupations.

Qu’en est-il de la pénurie de main-d’œuvre? Le recrutement de personnel est devenu un sérieux problème dans presque tous les secteurs d’activité (y compris la gestion de patrimoine). Certes, les causes des pénuries sont nombreuses (vieillissement de la population dans les pays industrialisés, préférence pour les emplois de « l’économie des petits boulots », etc.) et elles ne disparaîtront pas de sitôt. Par contre, on voit un terreau fertile pour des percées qui permettront d’accroître la productivité. En fait, on en avait des indices avant la pandémie. Une étude de 2013 sur la gestion moderne des employés par l’Université de Stanford  a révélé que le travail hybride à domicile et au bureau entraîne une augmentation de 13 % du rendement, une plus grande satisfaction au travail et moins de rotation de personnel.

Elle pourrait aussi attirer un éventail plus diversifié de gens à se joindre à la population active, y compris des personnes en dehors des grandes villes et même de différents pays. D’autres innovations dans des domaines tels que l’automatisation auront également d’énormes impacts sur la productivité. De plus, les pénuries de main-d’œuvre font aussi grimper les salaires (ce qui était un autre ingrédient manquant de l’après 2008, alors que le manque d’investissements et les mesures d’austérité ont freiné la croissance de l’emploi et des revenus pendant des années). En fin de compte, tout cela contribuera à un cercle vertueux d’augmentation des salaires et des dépenses en immobilisations et d’une plus forte croissance mondiale.

Si ce qui précède vous semble trop rose, considérez le plus gros risque : l’inflation. Il faut le surveiller de près. L’atténuation des goulots d’étranglement fera certes baisser certains prix; nous devrons composer avec des pressions plus fortes sur les prix pendant un certain temps. La demande augmente sans cesse et ne va pas diminuer de sitôt. C’est ce que nous montrent les récentes données sur l’inflation aux États-Unis, où l’IPC a atteint 5,4 % en glissement annuel en septembre, un nouveau sommet depuis l’après août 2008, contre 5,3 % le mois précédent. C’est ce que l’on observe partout dans le monde. Il ne faut surtout pas oublier la Chine, soutenue par une monnaie chroniquement forte et un marché intérieur en croissance, qui n’est plus une force déflationniste sur l’économie mondiale, contrairement aux deux dernières décennies. (Pour en savoir plus, nous vous invitons à lire l’article intitulé « Inflation mondiale : La force s’est-elle réveillée? » à ). Il faut surveiller de près ces dynamiques.

Retombées sur les Placements

Il a fallu une crise mondiale et l’atteinte de seuils critiques pour provoquer un boom des dépenses en immobilisations. Cela signifie que le monde s’éloigne de l’ère de stagnation post-2008 et se dirige vers une économie « sous haute pression » où les salaires, l’emploi et la croissance sont plus élevés. Les investisseurs se sont-ils adaptés à cette nouvelle réalité? Pas si l’on se fie à la confiance et au positionnement des investisseurs. Les marchés escomptent encore des chaînes d’approvisionnement bloquées et une faible croissance. Pourtant, d’ici l’an prochain, les pénuries ne seront plus qu’un vague souvenir et les investisseurs vont se démener pour escompter une plus forte croissance mondiale.

La clé du succès est d’anticiper les catégories de titres qui vont prospérer dans cette nouvelle réalité. Pour notre équipe des placements, cela signifie, en gros, conserver un biais reflationniste et privilégier les titres cycliques dans les portefeuilles des clients. Il faut investir dans les entreprises et les secteurs susceptibles de profiter de l’évolution de la dynamique du marché du travail. Il pourrait s’agir d’entreprises qui exercent leurs activités dans des pays où la main-d’œuvre est moins chère, comme la Pologne, et de certains producteurs des marchés émergents. En particulier, les actifs de l’Amérique latine, longtemps laissés pour compte par les personnes chargées de la répartition de l’actif à l’échelle mondiale, sont mûrs pour un boom pluriannuel. Les investisseurs doivent faire abstraction des gros titres et commencer à repositionner les portefeuilles dès maintenant.

TYLER MORDY

Chief Executive Officer & Chief Investment Officer

View profile

Share This